Crisis
 

Graduellement, disparaît l'illusion de ceux qui ont cru à l'avènement d'un monde meilleur grâce au coronavirus. Louis Casado persiste et signe: la situation deviendra encore pire. Ce n'est pas du pessimisme - quoi que...- mais un cri d'alerte. La pauperisation de milliards de gueux s'accélère...

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L'armée de réserve


par Louis Casado


Avant de connaître le concept théorique, j'ai pu observer le vrai phénomène: à seulement 19 ans j'ai travaillé dans la construction d'un groupe de pavillons de type DFL-2 sur la rue Tomás Moro, à Las Condes (Santiago du Chili). C'était en 1967...

Mes fonctions comprenaient l'embauche de travailleurs de différentes spécialités: fouisseurs, charpentiers, maçons, coffreurs, ferrailleurs, peintres, serruriers, soudeurs, plombiers, couvreurs et autres journaliers: la main d'œuvre.

C'était une époque où l’on construisait de façon artisanale. Tout était fait à la force des bras, il n'y avait pas de grues ni de bétonnières ou quoi que ce soit de semblable. Les ferrailleurs coupaient les câbles de fer aux mesures requises, les pliaient et structuraient selon les plans des architectes par la force de leur courage, avant que d'autres ouvriers ne pelletassent le sable, le gravier, le ciment et l'eau pour faire du béton que d'autres salariés transportaient en brouettes et déposaient dans les coffres précédemment fabriqués par les charpentiers.

Pour monter le béton en hauteur on construisaient des «pistes» en bois, des rampes à forte pente: un ouvrier poussait une brouette jusqu'à l'endroit où une dalle, une poutre, un pilier en béton armé devait être coulé.

Je ne sais pas si t’entraves qu'une brouette a une capacité de 85 litres et que le béton pèse 2400 kg par m3. Tâche donc de calculer le poids que transportait à chaque «voyage» l'ouvrier, pendant huit heures par jour, sans s'arrêter, du lundi au samedi, pour un salaire merdique.

Quand j'arrivais très tôt le matin, j'étais toujours bouleversé de trouver déjà un groupe de travailleurs qui attendait l’avènement du messie à la porte du chantier: une place vacante.

S'il y avait une centaine de travailleurs sur le chantier, autant d'autres attendaient dehors. Sans argent pour l’autobus, beaucoup d'entre eux arrivaient à pied de leurs lointaines misérables ‘poblaciones’, ou d'une non moins misérable ‘ville champignon’ comme on appelait à l'époque les bidonvilles et autres taudis aujourd’hui pudiquement appelés campements. ‘Villes champignons’ car elles proliféraient, mycosiquement, comme les moisissures.

C’était ‘l’armée de réserve’, contingent qui avait, et qui a encore, de multiples vertus pour le développement du capitalisme. En tant que gardien de l'ordre: chaque fois qu'un travailleur se plaignait et réclamait pour une raison quelconque, la réponse était la même: "Tu veux partir? Dehors il y a une centaine de gars qui attendent pour entrer". Comme régulateur des salaires: «Tu veux une rallonge? Dehors il y a une centaine de gars prêts à travailler pour moins cher». Comme thérapie intensive contre toutes sortes de maladies: "T’es malade? Dehors! L’hôpital n’est pas notre rayon…"

Bien sûr, il y avait l'Inspection du travail, comment pouvais-je l’ignorer? J'ai vu, de mes yeux vu, plus d'un inspecteur recevoir une enveloppe pour fermer les yeux devant toute réclamation.

Au cas où « l'armée de réserve » se fut révélée insuffisante à dissuader les ardeurs revendicatives, ils ont inventé les ‘listes noires’. Un jour le patron m'a donné quelques feuilles dactylographiées, portant une liste de travailleurs indésirables. De syndicalistes. Ils ne devaient en aucun cas figurer sur la liste de paie. Mais tu me connais, tu me: certains d'entre eux étaient DÉJÀ embauchés et travaillaient sur le chantier. Ce fut ma damnation: mon nom a été ajouté à la longue liste des victimes de ‘l'ostrakon’. Plus jamais, tu piges?, plus jamais je n'ai pu travailler dans le secteur privé de la construction au Chili. Avoir un diplôme ou non, être compétent ou incompétent, travailleur ou tire-au-flanc, ils s’en foutaient. "Nous ne pouvons pas vous embaucher", m'a dit le DRH de Neut-Latour, “vous savez bien pourquoi”.

Si je te raconte cette histoire c’est parce que la presse internationale propose quelques informations à titre d’avertissement planétaire: « l’armée de réserve » augmente à vu d’œil, et avec elle la pression sur les salaires.

Voici l'exemple de KPMG, l'une des sociétés de manipulation de bilans les plus connues au monde. Son travail consiste à examiner les comptes d'importantes sociétés privées et –en échange d'une modeste rétribution– à certifier que tout est clair comme de l'eau de roche. Les services fiscaux font comme s’ils tâtaient du solide et ni vu ni connu. Aucune entreprise de certification de bilans n'a échappé à des amendes de centaines de millions de dollars pour trafic, manipulation, falsification et travestissement de comptes: cela donne une idée de la rentabilité du business!

Le Wall Street Journal mets à la une:

"Davantage d'emplois pourraient être perdus chez KPMG si leurs fonctionnaires refusaient une baisse de salaire" (More KPMG jobs at risk if staff opt out of pay cut).

Le texte de l'article l’explique avec une clarté méridienne, translucide, nette, d’une éblouissante transparence:

"Le personnel de KPMG ne sera pas invité à justifier pourquoi il rejette une baisse de salaire sans diminution des heures de travail, car KPMG conseille d'autres entreprises pour la réduction des coûts dans le contexte de la récession causée par la pandémie de coronavirus."

"L'entreprise a déjà supprimé 200 emplois (...) elle cherche désormais l'accord de ses salariés pour réduire leurs salaires de 20% entre mai et août, ce qui équivaut à une baisse annuelle du 7%."

"Le personnel a déjà été averti que pour faire de l'entreprise un exemple pour les autres, tout le personnel doit accepter une réduction de salaire, sinon il faudra supprimer plus d'emplois."

Le raisonnement est d'une dialectique impeccable, irréprochable, immaculée, impossible à réfuter: a) nous voulons gagner plus d'argent ou ne pas gagner moins que jusqu'à présent b) pour cela, il est nécessaire soit de baisser vos salaires ou bien d'éliminer vos postes de travail c) choisissez, bande d'esclaves.

Comme eût dit Lupicinio, mon patron de la construction: "Il y a une centaine de gars qui attendent dehors, prêts à travailler pour moins cher."

Vu que dans l'empire l'emploi descend en vrille – plus de 33 millions de chômeurs et ce n’est pas fini – il y a des Yankees prêts à travailler pour la moitié de leur salaire habituel. Quand je pense que leurs salaires n'ont pas bougé depuis 30 ou 40 ans... ça me fait quelque chose...

Il en va de même de l'autre côté de l'Atlantique. Dans le quotidien madrilène El País le sujet fait les gros titres :

"La crise frappe l'avenir des jeunes: plus de chômage et moins de salaires".

Essais de me surprendre : c’est de l’histoire ancienne et le sujet a des précédents. Selon le journal lui-même:

"Si vous êtes jeune et que vous arrivez sur le marché du travail en pleine dépression ou dans cette économie agoraphobe, vous allez saigner. Les experts de CaixaBank Research rapportent qu'entre 2008 et 2016, le salaire moyen des travailleurs âgés de 20 à 24 ans a baissé de 15% tandis que ceux âgés de 25 à 29 ans ont perdu 9%.

La chose ne s'arrête pas là:

"La misère économique enflamme la misère économique. Les bas salaires d’aujourd’hui entraînent des salaires plus bas demain, et finalement des pensions dérisoires.

À ce stade, les mots de Marx reviennent en mémoire au pas de course: «La concurrence réduit le prix de toutes les marchandises au minimum de ses coûts de production. Ainsi, le salaire minimum est le prix naturel du travail… ».

En France, le Medef, syndicat patronal, a suggéré – carrément – que pour se remettre de l'effet du coronavirus les heures de travail devaient être prolongées. Tu n’es pas sans savoir que l'allongement du temps de production de plus-value a toujours été le leitmotiv de ces patriotes. La manière d'y parvenir importe peu: allonger les horaires journaliers ou hebdomadaires, supprimer les jours fériés (souvent avec le consentement de la sainte mère église), réduire ou supprimer les congés payés, imposer un nombre minimum d'heures de travail annuel, augmenter l'âge légal de la retraite ... Peu importe le flacon pourvu qu'il y ait l'ivresse.

Le poids sordide de « l’armée de réserve », en pleine croissance, se fait déjà sentir de manière inquiétante : elle est devenue un outil au service du grand capital, des privilégiés souffrant de pléonexie, des requins insatiables.

Cet outil remplit les trois fonctions déjà évoquées: maintien de l'ordre interne grâce à la peur du chômage, régulation des salaires à la baisse par la concurrence exacerbée des salariés entre eux, panacée contre toutes sortes de maladies car, ne l’oublie surtout pas, L’hôpital n’est pas notre rayon… Quoi qu’il en soit, un travailleur ne peut même pas se payer une consultation médicale, ni se permettre de perdre son boulot à cause d'une maladie (va voir du coté des EEUU ou du Chili…).

Jamais auparavant l'aphorisme selon lequel « chaque crise est une opportunité » n'a reflété de façon aussi frappante la réalité de milliards d'êtres humains.

Un peu plus tard, déjà à la rue, renvoyé à jamais du BTP, j'ai lu Marx et Engels et suis tombé sur la notion de « l'armée de réserve ». Pas eu besoin qu’on me fasse un dessin…

 
 
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